Café Philo du 7 mai 2022 « personne et personnage »


La notion de personne peut être prise en deux sens:

– d’abord sa signification juridique et morale. En droit, on fait la distinction entre les personnes et les choses. La notion de personne renvoie aux êtres humains, et celle de « chose » à tout le reste, y compris les êtres vivants… Ce qui nous a conduit à nous demander pourquoi on attribue uniquement aux être humains cette personnalité juridique et au delà, morale. Nous avons donc cherché à définir la notion de dignité, qui semble constituer la différence entre chose et personne. Ainsi nous avons distingué ce qui possède un prix et ce qui possède une dignité : ce qui possède un prix peut être échangé contre un équivalent, monétaire par exemple, alors que la dignité n’a pas de prix, on ne peut ni l’acheter, ni la vendre. Il est difficile de définir cette notion de dignité qui semble constituer une limite indépassable à nos actes, et qu’il ne faut pas confondre avec la fierté, comme on le fait souvent.

Malgré tout, nous avons discuté des difficultés posées par cette notion de personne humaine en ce qui concerne la question de l’avortement notamment, et la qualification du fœtus comme « personne humaine potentielle »

– En second lieu la notion de personne peut prendre un sens psychologique et désigner ce qui constitue notre identité, notre être propre que nous désignons en disant « moi » ou « je ». Cette identité constitue une forme de permanence au travers du changement qui caractérise nos vies (ce qui fait par exemple que nous pouvons toujours nous sentir aussi jeune « dans nos têtes », même si le corps ne suit pas…). Le questionnement philosophique porte alors sur la possibilité de saisir ce « moi » en lui-même indépendamment de perceptions diverses dans lesquelles il est enveloppé : on peut dire « j’ai froid » ou je « je suis fatigué » mais il paraît impossible de saisir le « je » ou le « moi » en dehors de ces états.

Afin d’illustrer cette idée, nous avons lu un texte de Pascal sur l’amour :

Celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté l’aime-t-il ? Non, car la petite vérole qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.

Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le Moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.

Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.

Ce que montre Pascal ici c’est que lorsque l’on aime « une personne » on ne peut en réalité n’aimer qu’un ensemble de qualités et non un « moi » qui ne peut exister sans elle. Or, ces qualités peuvent changer, ou disparaître sans que la personne elle-même ne disparaisse avec, ce qui peut conduire alors à la disparition de l’amour.

La conclusion de Pascal est qu’on n’aime jamais une personne en elle-même mais un ensemble de qualités qui la constitue et qui peuvent changer, de telle sorte qu’il n’y a pas d’amour éternel… On n’aime donc, à proprement parler, jamais personne.

Cette thèse a suscité des discussions…

– le troisième point qui a été abordé est la notion de « personnage » qui renvoie à notre dimension sociale et aux rôles qui nous sommes amenés à jouer dans le cadre de notre métier ou de nos relations sociales en général. On remarque alors que ces personnages sont multiples et on peut se demander lequel est le « vrai ». Nous avons remarqué que nous passons plus ou moins facilement de l’un à l’autre, mais que cela est souvent nécessaire, pour exercer notre métier notamment.

Nous avons lu un texte de J.P. Sartre, extrait de l’Etre et le Néant, pour illustrer cela :

Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main.

Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n’y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d’investigation. L’enfant joue avec son corps pour l’explorer, pour en dresser l’inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser.

Cette obligation ne diffère pas de celle qui s’impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d’eux qu’ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l’épicier du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s’efforcent de persuader à leur clientèle qu’ils ne sont rien d’autre qu’un épicier, qu’un commissaire-priseur, qu’un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l’acheteur, parce qu’il n’est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu’il se contienne dans sa fonction d’épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n’est plus fait pour voir, puisque c’est le règlement et non l’intérêt du moment qui détermine le point qu’il doit fixer (le regard « fixé à dix pas »).

Voilà bien des précautions pour emprisonner l’homme dans ce qu’il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu’il n’y échappe, qu’il ne déborde et n’élude tout à coup sa condition

Nous avons pu remarquer que dans ce texte, le personnage est présenté comme un rôle joué par un individu qui, à la fois, sait qu’il joue et est prisonnier d’un jeu qu’il ne peut pas ne pas jouer. Cela nous a permis de discuter de la liberté et des contraintes sociales.

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