Le sujet était : intérêt particulier et intérêt général.
Ces deux notions sont traditionnellement opposées, puisque l’on considère que si chacun ne cherche que son intérêt propre, la conciliation des différents intérêts étant difficile, l’intérêt général sera nécessairement sacrifié. On peut cependant se demander si la recherche par chacun de son intérêt propre est nécessairement contraire à l’intérêt de tous. C’est par cette question que nous avons débuté, en lisant un texte de Adam Smith.
Dans presque toutes les espèces d’animaux, chaque individu, quand il est parvenu à sa pleine croissance, est tout à fait indépendant et, tant qu’il reste dans son état naturel, il peut se passer de l’aide de toute autre créature vivante. Mais l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur intérêt personnel et s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque ; le sens de sa proposition est ceci : Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous même ; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont nécessaires s’obtiennent de cette façon.
Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. C’est ainsi par traité, par troc et par achat que nous obtenons la plupart de ces bons offices qui nous sont mutuellement nécessaires, c’est cette même disposition à trafiquer qui a dans l’origine donné lieu à la division du travail.
Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776)
Tout le monde a rapidement remarqué, à la lecture de ce texte, que A. Smith nous fait part d’une vision libérale de la société, qui a parue un peu cynique à certains. En effet, l’auteur nous explique que pour satisfaire nos besoins, nous ne pouvons pas nous contenter de faire appel à la bienveillance du boucher par exemple, mais nous devons nous engager dans un échange : il me donne à manger si je lui donne de l’argent. Son action ne peut se faire de manière unilatérale, car il n’a aucun intérêt à me donner sans contrepartie ce dont j’ai besoin, puisque lui-même doit vivre. De mon côté, j’ai aussi besoin de ces commerçants, je ne fais pas appel à eux parce que je les aime bien, mais par intérêt, parce qu’ils ont ce qui m’est nécessaire. Donc chacun ne pense qu’à son intérêt particulier et pourtant, tout le monde se trouve satisfait.
On peut remarquer que cette situation nous montre que la notion d’intérêt particulier comporte une ambiguïté car il y a deux façons de ne penser qu’à soi : l’égoïsme aveugle ou bien ce qu’on peut appeler l’intérêt bien compris. Si je refuse de l’aide à mon voisin parce que j’ai envie de faire autre chose je ne pense qu’à moi, mais mal, car si j’ai besoin d’aide un jour, mon voisin risque de me rendre la pareille…. Ainsi, mon intérêt bien compris peut me dicter de l’aider en me disant qu’il me le rendra. Dans ce cas, je ne pense bien qu’à moi, mais cela profite aux autres. C’est la situation dans laquelle se trouvent également deux personnes dans une relation commerciale.
Nous avons alors pu nous demander s’il existe un don véritable et si une action désintéressée est possible. Certains ont fait remarquer que c’est le cas dans le domaine religieux : par exemple dans le bouddhisme, on donne de la nourriture aux moines. Mais n’est – ce pas parce que l’on attend en retour une considération divine ? En réalité, tout dépend de l’intention qui est à l’origine de l’acte : si on ne donne pas « pour » recevoir une chose en contrepartie, mais que cette dernière survient « en plus « , on peut parler de désintéressement.
Nous avons alors évoqué l’idée que tout don appelle, à plus ou moins long terme, un contre-don. Ce phénomène a été étudié dans toutes les cultures sous des formes diverses : par exemple le Potlatch dans les tribus indiennes d’Amérique du nord, cérémonie au cours de laquelle des clans ou des chefs de clans rivalisent de prodigalité, soit en détruisant des objets, soit en faisant des dons au rival qui est contraint à son tour à donner davantage. On peut remarquer que les échanges de cadeaux à Noël, ou les invitations rendues, relèvent de ce même type de cérémonie.
Certains ont jugé triste et décevant de se dire qu’il nous est difficile de donner sans espérer de retour. Ainsi, la lecture d’un texte de Sénèque a pu être réconfortante, puisqu’il explique que, de fait, nous donnons souvent sans rien attendre, par exemple, à celui que l’on ne reverra pas.
Si c’est l’intérêt et un vil calcul qui me rendent généreux, si je ne suis jamais serviable que pour obtenir en échange un service, je ne ferai pas de bien à celui qui part pour des pays situés sous d’autres cieux, éloignés du mien, qui s’absente pour toujours ; je ne donnerai pas à celui dont la santé est compromise au point qu’il ne lui reste aucun espoir de guérison ; je ne donnerai pas, si moi-même je sens décliner mes forces, car je n’ai plus le temps de rentrer dans mes avances. Et pourtant (ceci pour te prouver que la bienfaisance est une pratique désirable en soi) l’étranger qui tout à l’heure s’en est venu atterrir dans notre port et qui doit tout de suite repartir reçoit notre assistance ; à l’inconnu qui a fait naufrage nous donnons, pour qu’il soit rapatrié, un navire tout équipé. Il part, connaissant à peine l’auteur de son salut ; comme il ne doit jamais plus revenir à portée de nos regards il transfère sa dette aux dieux mêmes et il leur demande dans sa prière de reconnaître à sa place notre bienfait ; en attendant nous trouvons du charme au sentiment d’avoir fait un peu de bien dont nous ne recueillerons pas le fruit. Et lorsque nous sommes arrivés au terme de la vie, que nous réglons nos dispositions testamentaires, n’est-il pas vrai que nous répartissons des bienfaits dont il ne nous reviendra aucun profit ? Combien d’heures l’on y passe ! Que de temps on discute, seul avec soi-même, pour savoir combien donner et à qui ! Qu’importe, en vérité, de savoir à qui l’on veut donner puisqu’il ne nous en reviendra rien en aucun cas ? Pourtant, jamais nous ne donnons plus méticuleusement ; jamais nos choix ne sont soumis à un contrôle plus rigoureux qu’à l’heure où, l’intérêt n’existant plus, seule l’idée du bien se dresse devant notre regard.
Sénèque, Des bienfaits, (I siècle)
A la suite de la lecture de ce texte, la question de l’intérêt particulier a pu prendre alors une dimension sociale : la richesse rend-elle plus égoïste et inapte au don ? Cela pose aussi alors la question de l’empathie : si je peux prendre intérêt à la souffrance des autres, c’est-à-dire souffrir de leur souffrance, n’est-ce pas parce que je peux m’identifier à eux ? Mais dans ce cas comment un « riche » peut-il s’identifier à un « pauvre » ? Comment reconnaître l’existence d’une communauté de nature lorsque la vie quotidienne est marquée par des différences si importantes ?