Retour sur le café Philo du 7 janvier 2023: existe-t-il des valeurs universelles ?


Animé par Carole Garcia, le groupe de participants a échangé longuement sur le sujet du jour.
Ci-dessous le résumé des échanges.

Nous avons d’abord cherché à définir ce qu’est une valeur : une valeur est un principe qui définit ce que nous jugeons bon ou bien, ce qui se donne comme un idéal à atteindre ou à défendre.

Ainsi parler de valeurs universelles a au premier abord paru étonnant, car nous pouvons remarquer que nous ne défendons pas tous les mêmes valeurs, et que les cultures se distinguent justement par leur grande diversité d’appréciation en ce domaine. L’exemple du travail comme valeur a ainsi été discuté : si le travail paraît être une valeur fondamentale dans les sociétés occidentales capitalistes, il n’en est pas de même dans toutes les formes d’organisation sociales, au point même qu’on a pu parler à l’époque coloniale de « peuples paresseux » pour désigner des cultures dans lesquelles travailler au delà de la satisfaction des besoins essentiels pour produire des biens en surnombre, n’a pas de sens et donc de « valeur ».

Par ailleurs, il est apparu que si on fait référence à des valeurs universelles, on est bien obligé de leur attribuer un caractère qui dépasse les différences culturelles, et de les considérer comme propres à tout homme. Donc s’est posée la question de savoir si elles seraient alors innées. Pour analyser cette idée, nous avons lu un texte de J.J., Rousseau.

Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires. Parmi tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et de caractères, vous trouverez partout les mêmes idées de justice et d’ honnêteté, partout les mêmes notions de bien et de mal.

Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience. Mais à ce mot j’entends s’élever de toutes parts la clameur des prétendus sages : erreurs de l’enfance, préjugés de l’éducation ! s’écrient-ils tous de concert, il n’y a rien dans l’esprit humain que ce qui s’y introduit par l’expérience, et nous ne jugeons d’aucune chose que sur des idées acquises.

Mais, Montaigne! toi qui te piques de franchise et de vérité, sois sincère et vrai, si un philosophe peut l’être, et dis-moi s’il est quelque pays sur la terre où ce soit un crime de garder sa foi, être clément, bienfaisant, généreux ; où l’homme de bien soit méprisable, et le perfide honoré.

                                          Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, livre IV.

Rousseau affirme que dans la conscience de tout homme réside des principes, qui sont donc innés, et qui nous font tous tendre vers des valeurs identiques : personne ne préfèrera l’injustice à la justice, personne ne valorisera la malhonnêteté, quelle que soit sa culture. Il y a donc comme un fond commun à l’humanité. Le problème est ensuite que l’on ne met pas le même contenu dans ces concepts : tout homme veut la justice, mais on ne s’entend pas sur ce qui est juste. Par exemple, dans certains pays, il peut paraître juste de faire travailler les enfants. On peut aussi remarquer que si les hommes peuvent tous s’entendre sur des valeurs, celles-ci peuvent aussi rester à l’état de principes justement. Ainsi, personne ne dira qu’il est mauvais d’être généreux, mais tout le monde ne l’est pas !

 C’est pour cela que l’on peut remarquer que même si des principes existent en tout homme, l’éducation est capable de les détourner, et de contraindre l’esprit de l’homme à tourner le dos à certains de ces idéaux. C’est ce que montre ce texte de J.S. Mill :

Si, comme je le crois, les sentiments moraux ne sont pas innés, mais acquis, ils n’en sont pas moins, pour cela, naturels. Il est naturel à l’homme de parler, de raisonner, de bâtir des villes, de cultiver le sol, quoique ce soient là des facultés acquises. Les sentiments moraux, à la vérité, ne font pas partie de notre nature, si on entend par là qu’ils devraient être présents chez nous tous, à un degré appréciable quelconque ; fait regrettable, sans doute. Cependant, comme les autres aptitudes acquises, la faculté morale, si elle ne fait pas partie de notre nature, s’y développe naturellement ; comme les autres facultés, elle est capable de prendre naissance spontanément, et, très faible au début, elle peut être portée par la culture à un haut degré de développement. Malheureusement aussi, en recourant autant qu’il est nécessaire aux sanctions extérieures et en utilisant l’influence des premières impressions, on peut la développer dans n’importe quelle direction, ou presque ; en sorte qu’il n’y a guère d’idée, si absurde ou si malfaisante qu’elle soit, qu’on ne puisse imposer à l’esprit humain en lui donnant, par le jeu de ces influences, toute l’autorité de la conscience.                                                                                                                                                            Mill, L’Utilitarisme.

Ce texte a été l’occasion de « dériver » un peu par rapport à notre sujet et d’aborder la question du renoncement aux valeurs. Nous pouvons, dans certaines circonstances être conduits à nous détourner de valeurs qui sont pourtant les nôtres et semblaient être ancrées en nous. C’est ce que met en évidence l’expérience menée par le psychologue Stanley Milgram dans les années 70 aux USA. Cette expérience visait à montrer que des individus « normaux » peuvent, par obéissance à une autorité, se retrouver dans une situation de soumission à cette autorité, dans un état « d’agent » et renoncer à leurs principes (ici torturer un inconnu). Il n’y a donc pas besoin d’être un monstre pour commettre le mal, et nous avons parlé de ce que Hannah Arendt nomme « la banalité du mal ».

Pour finir, nous avons lu un extrait du préambule de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui évoque l’existence de droits universels sacrés et inaliénables, et renvoient aussi à ces valeurs que sont la liberté ou l’égalité.

Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous.
                                                 Préambule de la DDHC de 1789.

Affirmer qu’il existe des principes communs à tous les hommes et qu’ils sont naturels, c’est-à-dire que tous les hommes les possèdent parce qu’ils sont des hommes, constitue donc le fondement de toute société juste (cela sert de modèle pour les lois, mais aussi de légitimation de la contestation pour les citoyens). Le problème vient du fait que tous les hommes ne reconnaissent pas ces valeurs communes ou préfèrent les oublier, par intérêt personnel ou aveuglement.

Ainsi, poser qu’il existe des valeurs universelles est un idéal social et moral, même s’il n’est pas accepté par tout le monde.

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